Louise Des Rosiers | Notre-Dame de Paris, « l’effet Matthieu » du patrimoine

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« Car on donnera à celui qui a et il aura en plus ; mais celui qui n’a pas, on lui enlèvera même ce qu’il a. » (Matthieu, XXV, 29)

Ce fut un élan spectaculaire pour Notre-Dame de Paris, cet édifice de pierre, de bois, de plomb, pour ses vitraux et ses reliques, lorsqu’on apprit l’incendie du monument. L’émotion se propagea alors que les braises n’étaient pas même encore éteintes. L’argent afflua là où on le sait plutôt rare, pour le patrimoine. Car celui-ci est trop fréquemment une variable d’ajustement des budgets culturels, les vieilles pierres, muettes et peu revendicatives, pouvant attendre des conjonctures favorables… Mais la sidération devant le monument en feu fit naître un flot de générosité soudaine.

Les images en boucle devinrent le socle de réflexes additifs : il s’agissait de donner là où on donnait déjà. La communion laïque mondialisée devant le désastre conduisit à la focalisation des attentions privées et publiques sur ce seul monument, quand tant d’autres se meurent faute d’attention, dans l’indifférence générale. Joua un « effet Matthieu du patrimoine », qui consiste à donner tout à celui qui possède déjà et rien à celui qui n’a rien.

Les interrogations naquirent très vite, et parmi celles-ci : comment reconstruire ? Faut-il reproduire à l’identique le dernier aspect du monument ou prolonger le cycle des transformations et des ajouts que chaque siècle a déposés ? Faut-il laisser des traces de l’événement sur ce monument que le monde entier semble connaître, même s’il ne l’a pas toujours visité ? La charte de Venise, texte international sur la conservation et la restauration des monuments et des sites, stipule que « les éléments destinés à remplacer les parties manquantes doivent s’intégrer harmonieusement à l’ensemble, tout en se distinguant des parties originales », et que les adjonctions ne peuvent être tolérées que dans le respect de l’édifice et de ses relations avec le milieu environnant.

Dimension intangible

On prit alors la mesure de ce que ce monument parisien appartient à bien d’autres qu’à Paris ou à la France : il est la propriété de tous. Victor Hugo, l’auteur magnifique de Notre-Dame de Paris, l’avait-il d’ailleurs écrit dans un pamphlet de défense du patrimoine :

« Il y a deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde. »

Beaucoup fut aussitôt écrit, avec cette affirmation angélique que « plus rien ne serait comme avant » grâce à la prise de conscience soudaine de ce que représente notre patrimoine. Quelques chiffres à cet égard : l’État dépense en France pour le patrimoine monumental environ 320 millions d’euros chaque année. Le loto du patrimoine, lancé l’automne dernier, aura rapporté 20 à 30 millions d’euros. Pour Notre-Dame, en à peine quelques jours, près de 1 milliard d’euros furent collectés grâce à un mix de dons et d’avantages fiscaux.

Deux jours après l’incendie, les promesses de dons ont atteint la barre du milliard d’euros.
Boris Stroujko/Shutterstock

Il semble intéressant d’observer que la force des émotions collectives relevait de ce que la valeur du patrimoine monumental et artistique procède en large partie de sa dimension intangible. En d’autres termes, si Notre-Dame est un monument à l’indéniable beauté, un lieu de culte et de célébration, elle est aussi un condensé d’histoire, un objet de littérature, un référent culturel. Sa valeur esthétique, historique, religieuse, justifie le classement au titre des monuments historiques (loi de 1913), et sa « valeur universelle » fonde son appartenance au patrimoine de l’humanité. La cathédrale tire un trait d’union entre le paysage monumental et le paysage intellectuel de la nation, entre le monument et son immatérialité, entre le religieux et le païen, entre la France et le reste du monde : elle est un bien commun et un bien global.

La cathédrale n’a pas de prix, mais elle a un impact économique : on vient admirer Notre-Dame, et au sein d’un séjour touristique parisien en moyenne assez court, le touriste lui accorde un temps non négligeable. Le monument crée ainsi une externalité qui profite à l’industrie touristique, mais qui a son revers, à travers la hausse des prix des cafés, restaurants et boutiques alentour, et les effets de gentrification du centre de la ville : on a pu mesurer le fait que l’existence de monuments historiques n’est pas neutre sur la valeur des immeubles alentour. Toute une littérature économique s’est d’ailleurs penchée sur la question.

Valoriser la dimension immatérielle

Qui doit alors payer pour la restauration des cathédrales ? Si l’on s’en tient à l’analyse économique, quatre catégories d’acteurs peuvent être sollicitées, l’État, les visiteurs, les bénéficiaires des externalités produites par le monument, les donateurs. Le juste équilibre entre ces quatre catégories de ressources est aujourd’hui loin d’être acquis.

Commençons par l’État. Les cathédrales – ou du moins leurs façades – sont des biens publics, dont la vue par les uns ne gêne guère celle des autres, et pour lesquels il est difficile de réclamer un tarif. Elles appartiennent de surcroît à l’État aux termes de la loi de séparation de l’Église et de l’État. L’État doit donc prendre sa part de l’effort financier nécessaire à la conservation du lieu.

Que dire des visiteurs ? Le débat sur la tarification de l’entrée (en dehors des moments consacrés au culte) fut ouvert mais rapidement refermé. Les exemples sont pourtant nombreux où cela se fait, comme à l’abbaye de Westminster, à Saint-Pierre de Rome, ou encore à Séville. Il est vrai que cela impliquerait une révision de la loi de 1905 qui stipule que la visite des édifices ne peut donner lieu à une redevance.

La piste d’une hausse des tarifs à l’entrée de la cathédrale a été rapidement écartée.
MarKord/Shutterstock

Faut-il alors se tourner vers les bénéficiaires des externalités ? Un rapport du Conseil d’analyse économique (CAE) a proposé d’internaliser ces externalités via une très faible hausse de la taxe de séjour dont le produit reviendrait au patrimoine. La proposition est simple, fondée économiquement, et typique d’un mode d’imposition efficace : une base très large (les nuitées dans les hôtels) et un taux très faible. La proposition fut étudiée, puis mise de côté.

Restent enfin les donateurs ; ils ne donnent en vérité que la partie du don qui n’est pas assortie de défiscalisation. Sans cela, ils reprennent par le biais de déductions fiscales environ les deux tiers des sommes qu’ils ont « offertes » (la déduction doit être portée à 75 % pour les dons inférieurs à 1 000 euros).

Peut-on valoriser la dimension immatérielle du monument ? Sa valeur peut être assimilée à celle de la marque : c’est ainsi que la marque « Château de Chambord » a pu être déposée en 2011 et se retrouver sur un certain nombre de produits dérivés, ou que le Louvre a loué sa marque pour 30 années au Louvre Abu Dhabi pour la somme de 400 millions d’euros. Mais l’on imagine mal se lancer dans cette aventure dans le cas d’une cathédrale…

On est alors confronté à une sorte d’impasse économique : l’immense valeur immatérielle du patrimoine conduit à considérer qu’il n’a ni prix ni valeur marchande ; mais il a un coût, engendre des revenus, affecte la valeur d’autres biens et services, et peut constituer le socle d’une valorisation à travers le droit des marques. Pour Notre-Dame, la somme totale des dons qui auront été versés est-elle une approximation de la valeur du monument ? Elle aura simplement exprimé la valeur d’émotion et de communication que l’incendie de ce monument phare aura créée.

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Louise Desrosiers

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